Chapitre 2
« C’est reparti, mon kiki », songeait Harris en parcourant la rue poussiéreuse qui conduisait à St. Michaels.
Encore une fichue semaine à faire la classe à ces petits connards. Professeur de dessin pour des petits salopards dont les plus belles œuvres ornaient les murs des chiottes ! Ah, nom de Dieu !
C’était la même chose chaque lundi. Les trois premières heures de la matinée étaient les pires. Vers l’heure du déjeuner ses élèves lui inspiraient déjà des sentiments plus chaleureux. Quelques personnalités intéressantes émergeaient de la foule terne. Thomas était intelligent. Barney avait du talent et Keogh, ma foi, Keogh était astucieux. On n’en ferait certainement pas un banquier ni un comptable, mais on pouvait être sûr qu’il ferait de l’argent. Pas forcément honnêtement, d’ailleurs, mais il s’en tirerait bien.
Harris se demandait ce qui pouvait bien distinguer ce garçon des autres. Keogh n’était pas réellement intelligent, selon les critères scolaires. Il ne payait guère de mine. Ni grand ni petit. Mais, à quatorze ans, il avait déjà une assurance, un panache qui le distinguaient de la foule. Elevé à la dure, peut-être. Mais c’était le cas de la plupart des autres gosses, dans ce coin de Londres. Comment en aurait-il été autrement, dans les docks ? Le père ouvrier d’usine ou docker, la plupart des mères travaillant elles aussi, de telle sorte que les gosses regagnaient, le soir, des foyers déserts. Quand les parents finissaient par rentrer, ils n’avaient guère de temps à leur consacrer. Et pourtant, c’était encore bien pire de son temps. Les salaires des dockers et des ouvriers d’usine avaient beaucoup augmenté, depuis son enfance. Ils gagnaient bien plus qu’un prof, désormais. La principale division entre classe ouvrière et classe moyenne restait l’accent, la façon de parler.
Il était originaire du même coin : l’East End n’avait pas de secret pour lui. Il se souvenait de ce jour, à l’université, où il avait parlé à des copains du quartier où il était né. « Comme c’est pittoresque ! » s’était écriée une fille. Pittoresque ! Enfin, c’était un point de vue. A trente-deux ans, il était de retour, enseignant le dessin à des petits fac-similés de ce qu’il avait été autrefois. Ils avaient essayé de lui en faire voir, au début, les petits salopards, parce que l’art, pour eux, c’était de l’amusette et, pour l’enseigner, il fallait être pédé, de toute façon. Mais il leur avait montré. Il leur était tombé dessus si vachement qu’ils n’osaient même plus chuchoter en sa présence. Trouver les meneurs, voilà le truc et puis leur montrer qui commandait.
Sans avoir à parler exactement leur langage, il n’était pas mauvais d’utiliser leur style. Une bonne baffe, par-ci par-là, pouvait faire des miracles. Parce qu’il était jeune, il avait fallu qu’il leur montre qu’il pouvait être vache. Quelle pitié ! Combien de fois avait-il dû se retenir de rire quand l’un des petits bandits avait tenté de lui faire baisser les yeux ! Il avait fini par gagner leur respect - oh, pas trop, ils en auraient profité - suffisamment pour qu’à leur tour ils se détendent un peu.
Keogh était la seule énigme. Il savait qu’il pouvait s’entendre avec le patron, ils le savaient tous les deux - mais un rire moqueur s’allumait dans les yeux de Keogh à chaque fois qu’ils étaient sur le point d’aboutir à la compréhension mutuelle, et il comprenait qu’il avait encore perdu.
Harris se demandait si cela en valait la peine. Les écoles où enseigner ne manquaient pas, mais il désirait aider ceux de son espèce. Non, ce n’était pas de la grandeur d’âme. Il était chez lui, dans son élément. Sans compter que les salaires étaient légèrement supérieurs dans les régions « déshéritées ». Quand même, Barney promettait. Peut-être qu’en parlant aux parents du gamin, ils consentiraient à l’envoyer aux Beaux-Arts...
La cloche de l’école interrompit ses rêveries. En passant la grille, il entendit des pas précipités dans son dos.
Deux filles gloussantes, en mini-jupe toutes deux, toutes deux les seins bondissants, toutes deux de quatorze ou quinze ans, filèrent à côté de lui.
« En tout cas, y a des avantages. » Il sourit tout seul.
La moitié de la première heure de cours était déjà passée quand Keogh entra. Il portait sa tenue habituelle, uniforme des gamins du coin : une chemise à carreaux à manches courtes, des pantalons ultra-courts découvrant en totalité de lourdes chaussures montantes.
— Bonjour, Keogh, dit Harris.
— ...jour.
Arrogant.
— Vous consentez à vous joindre à nous ?
Silence.
— Bon, qu’est-ce que vous allez inventer, cette fois-ci ? Des ennuis de matelas ? Il est devenu collant, pendant la nuit ?
Quelques filles gloussèrent et Harris regretta aussitôt ses sarcasmes. Ce n’était pas ainsi qu’il viendrait à bout de l’insolence de Keogh.
Silence encore.
« Bon Dieu, songea Harris, il est de mauvaise humeur. De mon temps, c’étaient les élèves qui se préoccupaient de l’humeur des profs. Et me voilà réduit à me demander si je ne l’indispose pas contre moi ! »
Alors il remarqua la main du gosse. Un gros mouchoir l’entourait sans arriver à stopper le sang qui en coulait.
— Vous vous êtes battu ? demanda doucement Harris.
— Non.
— Quoi, alors ? d’un ton plus sec.
— J’ai été mordu, répliqua Keogh, à contrecœur.
— Par quoi ?
Keogh s’absorba dans la contemplation de ses pieds pour masquer la rougeur qui lui venait au visage.
— Par une saleté de rat, dit-il.